À l’époque où je dirigeais les achats et le marketing produit chez Hédiard, la mythique épicerie de la Place de la Madeleine, le paysage concurrentiel se dessinait en deux tendances : d’un côté, la grande distribution qui s’élevait en gamme, à l’image de Monoprix Gourmet ; de l’autre, les spécialistes se positionnant comme des références avec un savoir-faire unique, transformant leur marque en destination incontournable.

On se rendait alors chez Popelini pour des choux à la crème ou chez Roellinger pour du poivre Malabar. Aujourd’hui, dans un contexte où les points de vente s’hybrident (cf notre dernier article) pour enrichir l’expérience client et brouiller les frontières entre les genres, il est pertinent d’observer l’évolution du mono-produit. Plus de dix ans après l’apparition de ces boutiques dédiées à un seul produit, où en est ce modèle de distribution ?

Définir le mono-produit : concept ou réalité ?

Le terme « mono-produit » peut être défini de manière littérale comme un modèle économique centré sur un produit unique. Quentin Caillot, fondateur de l’agence Cru, ajoute une dimension marketing pertinente en décrivant le mono-produit dans la gastronomie : une déclinaison infinie autour d’un seul produit, poussant à la créativité tout en garantissant une maîtrise totale de la qualité. Contrairement aux approches généralistes, cette stratégie permet de se concentrer sur l’excellence dans un domaine précis.

Le mono-produit, une histoire ancienne ?

L’histoire gastronomique montre que le mono-produit n’est pas une invention récente. Des maisons comme Mariage Frères, fondée en 1854, ont bâti leur réputation sur un produit unique : le thé. En important des thés rares de Chine et de Ceylan, ils ont offert aux Parisiens une expérience exotique et raffinée. Leur salon de thé est rapidement devenu un lieu incontournable pour les amateurs, permettant de déguster et d’apprécier une multitude de variétés dans un cadre élégant.

De même, la Maison de la Truffe s’est spécialisée dans ce champignon d’exception dès 1932. En collaborant avec des courtiers de Carpentras, réputée pour son marché traditionnel de la truffe, elle a permis aux Parisiens de découvrir et d’apprécier ce produit rare. L’ouverture d’un restaurant intégré a facilité cette découverte, en proposant des plats mettant en valeur la truffe sous toutes ses formes.

Petrossian, fondé dans les années 1920, a introduit le caviar aux consommateurs français. En se positionnant comme experts et en maîtrisant l’importation de ce mets délicat, la Maison a su créer une demande pour un produit jusque-là méconnu en France.

Ces maisons iconiques partagent plusieurs points communs : elles ont fait découvrir des produits rares, se sont construites autour d’un savoir-faire unique et ont su éduquer leur clientèle en proposant des expériences de dégustation. Au fil du temps, elles ont élargi leurs gammes en ajoutant des produits complémentaires, comme des biscuits ou des confitures pour Mariage Frères, un ligne d’épicerie pour les deux autres, tout en maintenant leur position d’experts dans leur domaine initial.

Cette évolution leur a permis de s’adapter aux changements du marché et de rester pertinentes auprès des consommateurs, tout en conservant l’essence de leur marque.

Les années 2000 : un nouvel essor pour le mono-produit

Les années 2010 ont marqué un renouveau pour le modèle de distribution mono-produit, particulièrement dans le secteur de la gastronomie. Des enseignes comme Popelini (fondée en 2011) avec ses choux à la crème, La Meringaie (2015) dédiée à la pavlova, ou encore L’Éclair de Génie (2012), spécialisée dans l’éclair, comme son nom l’indique, se sont rapidement imposées comme des références.

Leur force ? Une spécialisation pointue dans un seul produit qui leur permet d’être perçues comme expertes et référantes, et de se différencier dans un marché saturé. Se concentrer sur un seul produit facilite la communication, notamment sur les réseaux sociaux, et crée une image de marque facilement reconnaissable. De plus, cette spécialisation simplifie la gestion des points de vente et les approvisionnements, ce qui contribue à une plus grande maîtrise des coûts. Comme l’explique Marie Stoclet Bardon de La Meringaie, “On va avoir un interlocuteur et un fournisseur pour lequel on va être un gros client, et qui va à la fois nous garantir la livraison, le service, les jours où on le veut comme on veut, et pour un tarif qui sera probablement plus performant que pour un tout petit client.”

Cependant, pour durer, ces enseignes ont dû faire évoluer leur offre. Face à des crises successives comme les grèves de la RATP, les mouvements sociaux et la pandémie de COVID-19, certaines enseignes mono-produit ont introduit des produits plus accessibles et de consommation plus courante. Cela permet non seulement de diversifier l’offre, mais surtout de faire revenir les clients plus régulièrement. Par exemple, La Meringaie propose désormais des macarons et des babkas, tandis que L’Éclair de Génie a élargi son offre avec des tablettes de chocolat et d’autres petites douceurs à grignoter. Même Aux Merveilleux de Fred, célèbre pour ses meringues, a ajouté à sa gamme des gaufres lilloises et des cramiques pour attirer une clientèle plus régulière.

Cette stratégie permet de fidéliser la clientèle en répondant à ses besoins quotidiens tout en conservant l’image de spécialiste liée à son produit phare.

2020 : une nouvelle génération de boutiques mono-produit

Depuis quelques années, une nouvelle vague d’enseignes mono-produit fait son apparition. Des concepts comme La Maison du Mochi (2019), spécialisée dans la pâtisserie japonaise, Neulo avec ses flans addictifs, ou encore La Tiramisserie, ouverte en 2023 et qui décline le tiramisu sous toutes ses formes, illustrent cette tendance.

Ces nouvelles boutiques partagent certaines stratégies avec celles des années 2010 : mise en avant d’un savoir-faire unique, communication autour de l’expertise, et création d’une véritable identité de marque. Cependant, elles se distinguent par une approche plus large. Si elles mettent en avant un produit spécifique, elles proposent également un univers étendu avec des produits complémentaires. Christophe Louie, par exemple, en plus de ses panettones qui font sa réputation, a ouvert une boulangerie « classique » proposant des pains et des viennoiseries, offrant ainsi une gamme élargie tout en restant centré sur son produit signature.

Cette génération de boutiques s’appuie aussi sur des tendances fortes, comme l’influence des cuisines du monde et l’attrait pour des expériences immersives. Ces concepts ne se contentent pas de vendre un produit, mais proposent une véritable immersion culturelle, à l’image de La Maison du Mochi, qui offre des kits pour réaliser ses propres mochis à la maison, ou des cours de pâtisserie créant ainsi une expérience autour de son produit qui facilite son usage.

Conclusion : le mono-produit, un concept en constante réinvention

Le modèle du mono-produit, bien qu’ancré dans l’histoire des grandes institutions comme Mariage Frères, Petrossian ou la Maison de la Truffe, a toujours su évoluer pour répondre aux attentes des consommateurs. Initialement, il s’agissait de faire découvrir des produits rares et de construire une réputation d’expertise autour d’un savoir-faire unique. Aujourd’hui, ce modèle se réinvente sous l’impulsion d’une nouvelle génération d’enseignes.

Les années 2010 ont marqué un tournant avec l’apparition de boutiques spécialisées comme Popelini, La Meringaie ou L’Éclair de Génie, qui ont su se différencier par leur créativité, leur image de marque forte, et une gestion simplifiée. Cependant, face aux évolutions du marché et aux crises économiques, ces enseignes ont dû s’adapter en élargissant leur offre avec des produits plus accessibles, permettant ainsi aux clients de revenir régulièrement.

Depuis 2020, de nouveaux concepts continuent de se développer, intégrant à la fois une forte spécialisation autour d’un produit unique et une diversification subtile pour répondre à des tendances de consommation actuelles.

Finalement, on peut aujourd’hui distinguer deux profils parmi ces enseignes mono-produit : celles qui continuent de miser sur une spécialisation totale en jouant sur l’innovation et la créativité autour d’un seul produit, et celles qui élargissent leur univers tout en gardant leur produit phare comme marqueur central. Dans les deux cas, ces concepts montrent que le mono-produit, loin d’être un modèle figé, est une stratégie qui continue de séduire, à condition d’évoluer avec les attentes des consommateurs.

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